La discontinuité relationnelle, quelles conséquences pour un enfant placé ?

Publié le 30 juin 2025

Dans le système de la protection de l’enfance, un phénomène menace quotidiennement le bien-être des enfants : la discontinuité relationnelle. Imaginez un·e enfant qui, déjà fragilisé·e par son parcours de vie, se retrouve confronté·e à une succession de ruptures affectives avec les adultes censés le·la protéger. Cette réalité, trop courante dans nos institutions, soulève des questions sur l’efficacité de notre système de protection.

Mais qu’entend-on exactement par discontinuité relationnelle ? Quelles sont ses répercussions sur le développement de l’enfant ? Et surtout, comment pouvons-nous transformer cette réalité pour offrir à ces enfants la stabilité qu’ils·elles méritent ?

Qu’est-ce que la discontinuité relationnelle ?

La discontinuité relationnelle désigne la rupture répétée des liens affectifs entre un·e enfant et ses figures de référence.

Dans le contexte de la protection de l’enfance, elle se manifeste par le changement fréquent d’éducateurs·rices, de familles d’accueil ou d’institutions d’hébergement. Cette instabilité empêche l’enfant de construire des relations durables et sécurisantes, pourtant essentielles à son développement.

Cette problématique résulte d’un système sous tension, où les professionnel·les épuisé·es quittent leurs postes, où les structures manquent de moyens, et où les situations d’urgence prennent le pas sur le reste.

L’attachement, une base fragilisée

Selon John Bowlby, pionnier de la théorie de l’attachement, le lien d’attachement constitue un besoin primaire. C’est ce lien qui permet au bébé de sentir qu’il peut compter sur quelqu’un. Et donc, de se développer sereinement. 

Un·e enfant développant un lien d’attachement sécurisant avec ses parents aura, à l’avenir, plus de facilité à s’adapter à son environnement et à surmonter les obstacles. Ayant grandi dans une relation saine et de confiance, l’enfant aura une perception positive de lui-même et sera plus à même de donner sa confiance à autrui.

Les ruptures précoces

Dès les premiers instants de vie, certain·es enfants voient leur capacité d’attachement compromise. La prématurité, les hospitalisations prolongées, les complications médicales créent une première fracture. Ces débuts difficiles fragilisent la construction du lien et prédisposent l’enfant à des difficultés relationnelles.

L’environnement familial joue un rôle déterminant dans la qualité de l’attachement. Si celui-ci est instable (dépression, violence, addictions, …), cela vient parasiter la capacité d’un parent à être disponible pour répondre aux besoins de son enfant et de faire en sorte qu’il se sente en sécurité. 

Lorsqu’un placement intervient, c’est souvent la conséquence d’une première rupture, celle du lien parent-enfant. L’enfant arrive alors dans le système avec un attachement déjà fragilisé. L’institution devient, en théorie, un filet de sécurité. Mais si les adultes chargés de l’accompagner et le sécuriser changent constamment, ou ne sont pas en capacité de créer un lien durable, au lieu de réparer, on reproduit. L’enfant se retrouve, à nouveau, seul·e face à la discontinuité.

La crise du système de protection de l’enfance

Une pénurie alarmante de professionnel·les

Le système de protection de l’enfance traverse une crise sans précédent. Les résultats de l’enquête Uniopss-Uriopss, datant de 2023, révèlent une situation alarmante : 97% des établissements signalent des difficultés de recrutement, avec 9% de postes vacants. Cette pénurie résulte de conditions de travail dégradées, d’une rémunération souvent insuffisante et d’un manque de reconnaissance.

Face à cette situation, les institutions peinent à assurer la continuité des accompagnements. Les enfants voient défiler une succession d’éducateurs·rices et ne peuvent pas tisser de lien profond si, tous les trois mois, leur référent·e change. 

Imaginez si, à chaque visite chez le médecin, c’était un·e praticien·ne différent·e qui vous accueillait, sans savoir qui vous êtes et vos antécédents. Ce serait inconfortable. Pour un enfant, c’est pire : il ne s’agit pas juste de soins, mais aussi de repères émotionnels.

Two diverse individuals having an empathetic conversation in a cozy indoor setting.

Le cercle vicieux de l’épuisement professionnel

Les professionnel·les de l’ASE encore en poste font face à une charge de travail démesurée. Certain·es référent·es jonglent avec 100 dossiers au lieu des 45 requis.

Cette surcharge, couplée à l’urgence constante, crée une anxiété chez les professionnel·les qui se sentent impuissant·es face à l’impossibilité de répondre à la demande, malgré leur investissement.

L’environnement de travail devient propice au stress, à l’anxiété et à l’épuisement professionnel.

Ces symptômes, malheureusement devenus monnaie courante dans les services de l’ASE, compromettent la qualité de l’accompagnement et alimentent le turnover.

L’institution ne protège plus

Paradoxalement, l’institution censée protéger les enfants génère elle-même de la discontinuité. En ne prenant pas soin de ses professionnel·les, elle compromet sa capacité à remplir ses missions. Comment protéger efficacement un enfant avec une institution fragile ?

Les signalements sont nombreux, les mesures de protection en hausse, financées à hauteur de 9 milliards d’euros pour 377 000 enfants. Mais à force de chercher des toits pour les enfants, on a oublié qu’il fallait aussi prendre soin des professionnel·les. 

Les conséquences de la discontinuité relationnelle

Face à la discontinuité, l’enfant placé devient un dossier qu’on transmet de mains en mains. Le lien affectif est en suspens. Ce qu’il faudrait, c’est un·e adulte qui reste et qui est capable de l’accompagner dans la durée, qui connaît ses fragilités, ses forces, ses habitudes.

Mais quand les professionnel·les quittent leur poste à cause de la surcharge, du manque de reconnaissance, ou simplement de l’épuisement, qui reste pour faire lien ? Trop souvent, personne.

Impact sur le développement psychoaffectif

La discontinuité relationnelle agit comme un poison sur le développement de l’enfant. Privé de figures stables auxquelles s’attacher, l’enfant développe des stratégies d’adaptation. Il·elle peut devenir hypervigilant·e, méfiant·e, ou au contraire adopter des comportements de séduction excessive pour maintenir l’attention des adultes.

Cette instabilité affective compromet la construction de l’estime de soi. Comment un enfant peut-il se sentir digne d’amour si les adultes qui l’entourent disparaissent sans cesse de sa vie ? 

“Troubles” comportementaux et relationnels

Les manifestations de cette souffrance prennent diverses formes. Certain·es enfants développent des troubles de l’attachement, oscillant entre recherche excessive de proximité et rejet violent des figures d’autorité. D’autres présentent des difficultés d’apprentissage, leur énergie étant monopolisée par la gestion de leur insécurité.

L’agressivité, l’opposition, les conduites à risque constituent autant de signaux que ces enfants envoient à un monde adulte souvent trop occupé pour les entendre.

Les conséquences de la discontinuité relationnelle ne s’arrêtent pas à l’enfance. Elles se prolongent bien souvent à l’âge adulte, compromettant la capacité à établir des relations stables, à exercer une parentalité sereine, ou simplement à faire confiance aux autres.

Comment briser le cercle de la discontinuité relationnelle ?

La lutte contre la discontinuité relationnelle nécessite une transformation profonde de l’organisation des services de protection de l’enfance.

Il ne s’agit plus seulement de multiplier les places d’hébergement, mais de repenser la qualité de l’accueil et de l’accompagnement.

Cela implique de réduire les changements d’intervenants, limiter le recours à l’intérim et de privilégier la continuité des équipes.

Créer une chaîne de sécurité attachementale

Pour être véritablement présente pour un·e enfant, l’institution doit également être là pour ses professionnel·les. Cela implique la création d’une chaîne de sécurité attachementale au sein des services de protection de l’enfance, s’étendant de l’enfant jusqu’aux cadres supérieur·es.

Cette approche, développée notamment dans le cadre de la démarche “Les Matriochkas”, reconnaît que le bien-être de l’enfant dépend directement du bien-être des professionnel·les qui l’accompagnent. C’est une logique de poupées russes : pour protéger efficacement les enfants, il faut d’abord protéger ceux qui s’en occupent.

S’intéresser aux facteurs organisationnels

Une étude québécoise menée par Potvin et Dionne en 2023 démontre l’importance de se concentrer sur les facteurs organisationnels pour favoriser la rétention du personnel en protection de l’enfance. Cette approche systémique permet de s’attaquer aux causes de l’instabilité.

L’étude québécoise met en évidence plusieurs leviers d’action :

  • Un encadrement clinique, notamment pour les nouvelles recrues
  • Des moyens en matière d’accueil, d’orientation et d’intégration des nouveaux et nouvelles professionnel·les
  • Des files actives raisonnables pour éviter l’épuisement professionnel et augmenter la satisfaction au travail
  • La sécurité physique et psychique des employé·es
  • Le droit au travail collaboratif et aux temps de soutien entre pairs

Les initiatives départementales

Certains départements français ont su capitaliser sur ces enseignements pour développer des approches innovantes pour favoriser la continuité relationnelle. 

Le département de l’Isère accompagne la prise de poste des nouveaux cadres via de l’analyse de pratique, de la formation ou encore des temps de régulation sur les situations afin de limiter l’épuisement professionnel des cadres. 

Dans le Maine-et-Loire, un projet de tutorat est expérimenté pour lutter contre l’isolement des professionnel·les. Celui-ci consiste à leur proposer une marraine ou un parrain lors de l’arrivée au sein de la collectivité. 

Le département du Val d’Oise développe des actions préventives de bien-être au travail pour limiter l’épuisement des professionnel·les de l’ASE. 

Ces démarches, encore trop peu visibles, montrent pourtant la voie. On ne protège pas durablement les enfants sans prendre soin, en parallèle, de celles et ceux qui les accompagnent au quotidien.

Conclusion

La discontinuité relationnelle résulte de choix organisationnels et politiques qui peuvent être remis en question. Pour véritablement “remettre les enfants au cœur des projets”, il faut abandonner les grandes phrases creuses et s’attaquer concrètement aux dysfonctionnements du système.

On ne protège pas un·e enfant avec des procédures ou des structures, mais avec des personnes engagées, formées et soutenues dans leur mission.

L’enjeu est de taille : briser le cycle de la discontinuité pour offrir à chaque enfant placé la possibilité de construire des liens durables et sécurisants. Car au-delà des chiffres et des statistiques, derrière chaque parcours de placement se cache un·e enfant qui ne demande qu’à faire confiance à nouveau.

L’avenir de la protection de l’enfance se joue dans cette capacité à créer de la continuité dans un monde de ruptures. C’est un défi complexe, mais c’est aussi notre responsabilité collective envers ces enfants qui n’ont pas choisi leur vulnérabilité mais méritent notre engagement.


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