Le soft power, c’est le pouvoir collectif sur ce qui est invisible : les déterminants sociaux de santé, les inégalités structurelles, les violences institutionnelles. Dans le champ de la périnatalité, ce pouvoir se manifeste à travers notre capacité à regarder là où d’autres détournent les yeux, à nommer ce qui dérange, à agir même sans garantie de résultat immédiat.
Face à l’ampleur des enjeux sociaux, leur complexité et parfois leur brutalité, on a besoin de pouvoir véritable et partagé.
Les enjeux invisibles qui exigent de l’attention
Les enfants et leurs familles : l’injustice programmée
Le taux de prématurité est presque deux fois plus élevé chez les enfants des travailleur·se·s les plus précaires que chez les cadres.
L’obésité infantile, dès la maternelle, est cinq fois plus fréquente chez les enfants d’ouvriers que ceux de cadres.
30% des enfants de milieux populaires présentent des caries non soignées.
Ces inégalités ne disparaissent pas avec l’âge. Elles façonnent les trajectoires de vie et réduisent l’espérance de vie.
Un enfant en situation de pauvreté a près de trois fois plus de risques d’être victime de maltraitance. S’il est placé, 30% termineront dans la rue. Finalement, ces enfants vivront 20 ans de moins que leurs pairs.
Ces données, on les connaît tous·tes. On sait tous·tes quels effets produisent les inégalités sociales sur la santé des enfants. Ça nous révolte, mais on s’habitue… alors on regarde ailleurs, puis rien ne change.
Le piège du statu quo
Le statu quo n’est pas passif : il s’entretient.
On convoque des comités de pilotage, des groupes de travail, on produit des feuilles de route, des chartes, des guides de bonnes pratiques. On organise des états généraux sans lendemain, on missionne des cabinets, on lance des appels à manifestation d’intérêt. Tout cela pour finir par commander une étude de faisabilité qui confirmera qu’on ne peut pas vraiment agir maintenant.
On fabrique des politiques publiques rassurantes avec des termes comme : “parentalité positive”, “bien grandir”, “agir tôt”. C’est politiquement inattaquable mais aussi inopérant si on ne pose pas les bonnes questions : Pourquoi certaines familles sont-elles absentes des dispositifs ? Pourquoi ne viennent-elles pas, même quand c’est gratuit ?
L’effet Matthieu creuse les inégalités
Quand on lance des politiques universelles sans stratégie d’équité, on favorise toujours ceux et celles qui ont déjà les codes, le temps, la confiance institutionnelle, ceux et celles qui savent où aller et comment parler.
Le problème, c’est ça : “à celui qui a, on donnera encore”. Ce mécanisme, parfaitement documenté, est pourtant rarement pris au sérieux dans la conception des politiques publiques. Plus on prétend faire de l’universel, plus on accroît l’écart entre les groupes sociaux. Chaque fois que les dispositifs ne sont pas explicitement pensés pour les familles les plus éloignées, non seulement on ne les rejoint pas, mais on renforce leur marginalisation. On continue à les qualifier de famille “difficile à atteindre” au lieu d’admettre que ce sont nos services qui sont difficilement accessibles.
Le fardeau invisible des professionnel·le·s
Les professionnel·le·s de la périnatalité se trouvent en première ligne face aux inégalités sociales et aux violences institutionnelles. Elles accompagnent, soutiennent, réparent au quotidien, souvent dans des conditions de travail difficiles.
Depuis plusieurs années, un phénomène se dessine : le transfert de responsabilité des institutions vers les individus. Plutôt que de questionner les dispositifs inadaptés, on propose des formations aux professionnel·le·s. Stimulation du langage, parentalité positive, stratégies relationnelles. Ces formations ont certes de la valeur, mais ne compensent pas les inégalités.
L’illusion de la solution individuelle
Pendant qu’on perfectionne les postures professionnelles, les inégalités structurelles continuent leur œuvre : mal-logement, insécurité alimentaire, isolement social, discriminations. Les formations fournissent des outils pour “mieux faire”, mais ne donnent aucun levier pour transformer les conditions qui produisent les problèmes.
On demande aux professionnel·le·s de créer du lien dans un système qui fabrique de la rupture, de générer de la confiance dans un contexte qui cultive la méfiance.
Tant qu’on formera les personnes sans transformer les structures, on ne fera que déplacer le problème. La responsabilisation individuelle est un piège : elle crée l’illusion que les inégalités peuvent se résoudre par une meilleure intervention, une meilleure observation, une meilleure persuasion.
Cesser ce qui ne fonctionne pas
Arrêter de croire que ce n’est pas notre rôle
“Ce n’est pas mon rôle. Je ne suis pas là pour faire de la politique.” Combien de professionnel·le·s ont déjà pensé ça ?
On observe un double processus délétère : d’un côté, une classe technocratique qui produit des normes déconnectées du terrain, méprisant les réalités du terrain. De l’autre, un retrait, un silence, une autocensure installée par peur de mal dire ou de sortir de son champ.
La clinique n’est pas qu’un lieu de relation : c’est un lieu de savoir, d’observation, d’analyse. Refusons le mépris pour notre contribution scientifique, politique et sociale. Il faut se réapproprier le droit de penser les politiques, de les critiquer, de proposer autre chose. Si ce ne sont pas les professionnel·le·s de terrain qui rendent visible ce qu’elles voient, qui le fera à leur place ?
Abandonner l’obsession des résultats immédiats
L’un des pièges de notre époque est cette idée que seules les actions produisant des effets visibles et immédiats comptent. Dans les métiers du soin et de la prévention, c’est l’inverse : ce qui compte vraiment est souvent invisible.
Quand on plante un arbre fruitier, on ne s’attend pas à manger une tarte le lendemain. La croissance prend du temps. C’est pareil quand on établit une relation de confiance, accompagne une famille, soutient un développement fragile. La lenteur, la régularité et la patience sont des formes de pouvoir.
Refuser l’isolement professionnel
Quand on individualise, on désactive le pouvoir d’agir. On empêche les professionnel·le·s de comparer leurs réalités, d’unir leurs voix, de se sentir légitimes ensemble.
Dans ce contexte, on vous dit “Prenez soin de vous”, comme si la responsabilité de survivre dans un système dysfonctionnel vous appartenait personnellement. Vous n’avez pas à porter seul·e·s ce que les institutions refusent de prendre en charge. C’est en recréant du collectif, en reconstruisant des alliances, en tissant des solidarités concrètes qu’on fait bouger les lignes.
Exploiter le potentiel de son pouvoir
Nommer
Nommer, c’est décider de ne plus faire semblant, de ne plus arranger les choses pour que ça passe mieux. Nommer c’est aussi interrompre, plus que décrire.
C’est devenir la personne qui dérange, non par goût du conflit, mais parce qu’on ne peut plus faire autrement. Nommer, c’est rendre un problème existant.
Le mariage pour tous, l’aide médicale à mourir, les violences obstétricales…. Tous ces sujets ont un point commun. Ils ont d’abord été tus, puis nommés, permettant ainsi de penser autrement et de faire évoluer les normes.
Commençons donc par refuser d’entrer dans le moule et nommer ce qui ne va pas :
- “Notre service est plus accessible aux personnes qui ont le moins de besoins”
- “On nous demande de faire des formations pour noyer le problème”
Contester et résister au quotidien
Une fois qu’on a nommé, il faut aussi refuser. Refuser de collaborer à ce qui blesse, à ce qui triche. Contester, c’est faire vaciller doucement mais sûrement les mécanismes absurdes.
Contester, c’est poser des questions qui dérangent : À quoi ça sert ? Qui ça aide concrètement ? Comment assure-t-on la pérennité de ce qu’on engage ?
La résistance commence lorsqu’on refuse de faire semblant d’y croire.
Revendiquer, exiger, proposer
Revendiquer, c’est poser dans l’espace public les conditions minimales pour faire son travail correctement. Les professionnel·le·s ont besoin de temps, de relais, d’équipes stables, de formations qui les élèvent plutôt que les culpabilisent.
Revendiquer, c’est aussi :
- Énoncer des principes non négociables
- Reformuler l’agenda
- Imposer ses critères de réussite
Revendiquer c’est aussi mettre sur la table les sujets qui dérangent, comme les inégalités.
Conclusion
Transformer les systèmes qui perpétuent les inégalités en période périnatale ne nécessite pas forcément de grands gestes héroïques. Parfois, il suffit d’un petit 1% d’énergie supplémentaire, quinze minutes par semaine pour nommer un malaise en réunion, exprimer un doute fondé, poser une question qui dérange, ou simplement dire “non” avec calme et détermination.
Ce qui nous freine souvent, ce n’est ni le manque de compétences ni l’absence de volonté. C’est notre attachement au confort institutionnel : cette habitude de ne pas faire de vagues, de maintenir la “bonne posture”, d’éviter les tensions pour préserver notre capacité à continuer notre travail.
Le soft power, c’est l’addition de petits gestes quotidiens et de refus. Les grands mouvements sociaux ont tous commencé avec quelques personnes convaincues, qui ont osé rompre le silence, puis ont été rejointes par d’autres qui pensaient exactement la même chose sans oser le dire.
Les professionnelles de la périnatalité voient ce que les décideurs ignorent et vivent les conséquences des politiques inadaptées.
Chaque professionnel·le·s veut accompagner dignement, agir efficacement sur la santé et l’équité, construire un système qui soutient vraiment les familles. Et cela ne sera possible qu’en refusant collectivement d’accepter en silence ce qui dysfonctionne.
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